mercredi 19 février 2020

L'histoire du retour de la puissance royale grâce à la redécouverte des notions romaine de droit public...



Le passage de la suzeraineté à la souveraineté

La reconnaissance progressive de la préeminence du pouvoir royal sur le pouvoir féodal des seigneurs est passée par plusieurs éléments : la reconquête et l’administration du territoirela reconnaissance d’une fonction spécifique de la royauté. Le roi capétien a tout d’abord cherché à raffermir son autorité sur le territoire et y parvient en se faisant reconnaître comme suzerain. Puis il va mettre en avant la « mission » de la monarchie, qui s’exprime à travers le sacre, pour se « dégager » de la logique féodale et se faire reconnaître comme souverain. Ce sont deux notions très différentesqui déterminent deux visions antagonistes du monde politique. Le passage de l’une à l’autre marque une évolution profonde des mentalités et des concepts. 


— La SUZERAINETE est une notion de droit privé qui fonde l’autorité sur la patrimonialité du pouvoir (celui qui possède la terre gouverne) et sur les liens personnels à caractère contractuel (le serment de fidélité) qui unissent les vassaux à leur chef. C’est la « monarchie féodale ».

— La SOUVERAINETE est une notion de droit public, qui repose sur l'idée abstraite d'un pouvoir absolu, incontestable et sacré qui s'exerce sur un territoire  unifié et qui est conditionné par l’accomplissement d’une fonction spécifique. C’est la « fonction royale ».

Voyons tout d’abord le dépassement de la première avec les règnes des rois capétiens de Louis VI à Saint-Louis, puis le développement de la seconde, avec les instruments juridiques du sacre et de la fonction royale jusqu’à la fin du 13ème siècle. 

§  1 – Le renforcement de la royauté capétienne : de Louis VI à Saint-Louis 
(1137 – 1270).

Sans évoquer, pour l’instant, les enjeux juridiques, la royauté capétienne ne sort de l’ombre portée de la féodalité qu’à partir du règne de Louis VI. Ce roi, le cinquième des Capétiens, après Hugues Capet, Robert le Pieux, Henri Ier et Philippe Ier, règne de 1108 à 1137 et incarne, pour la plupart des médiévistes, « le réveil de la monarchie », la résurgence de la souveraineté qui, peu à peu, ronge le système féodal de l’intérieur, en s’appuyant sur la notion concurrente de suzeraineté elle-même. 

— Louis VI et le rétablissement de l’ordre dans le domaine royal

Malgré sa corpulence débonnaire (on le surnomme « le Gros ») Louis VI est un prince actif et inspiré, qui s’appuie sur la mission morale que lui confère le sacre et sur l’alliance renouvelée avec l’Eglise. En quelques trente années de règne, il va rétablir l’ordre monarchique dans le domaine royal, s’imposant comme la seule autorité légitime de Paris à Orléans. Tous les « barons pillards qui défiaient la royauté » mettent fin à leurs exactions sur les populations du domaine et renoncent, par la force,  à leurs prétentions à l’autonomie féodale. On voit des « milices communales » et des prêtres, « croix en main » qui pourchassent les brigands, « au nom du roi-justicier ». Le prestige de la monarchie en sort consolidé sur tout le domaine royal. 
Mais Louis VI lutte également contre la féodalisation de la cour royale qui semblait sur le point d’étouffer la monarchie avec le monopole d’une famille de grands féodaux du domaine, les Garlande, qui tentaient de reproduire ni plus ni moins l’aventure des Pippinides (maires du Palais des mérovingiens). C’est une victoire pour le roi qui parvient, au cœur même de son pouvoir, à faire « plier » la logique féodale à sa volonté. Etienne de Garlande, après avoir résisté, demande le pardon du roi et réintègre sa place de chancelier royal. Là encore, le roi s’appuie sur l’alliance du Trône et de l’Autel en accueillant tous les Papes réformistes et en impliquant l’Eglise de France dans sa politique, ce qui marque le prélude du gallicanisme (cf. infra, chapitre VI). 
En dehors de son domaine, en revanche, les luttes de Louis VI ne sont pas couronnées de succès, surtout ses expéditions contre le duc de Normandie. Mais, les grands féodaux ne contestent plus son statut prééminent. 

   Le recul brutal de la monarchie sous Louis VII

Louis VII (1137 – 1180), fils du précédent, a un règne extrêmement néfaste. Le mariage avec Aliénor d’Aquitaine, une reine païenne et résolue à éloigner son mari de la dévotion, est une catastrophe, malgré l’alliance politique qui en découlait. Désapprouvant l’engagement de Louis VII dans la seconde croisade (même si elle l’y suit), elle finit, malgré l’influence positive de l’abbé Sugersur le roi, par obtenir l’annulation du mariage et épouse, en remplacement, le pire ennemi de la monarchie capétienne balbutiante, le duc de Normandie, comte d’Anjou et du Maine, Henri Plantagenet qui devient roi d’Angleterre en 1154. Aliénor lui ayant apporté l’Aquitaine, il constitue une menace extrême pour la monarchie française. Pourtant la croissance de cette dernière n’est que ralentie.  C’est sous Louis VII qu’elle recommence à légiférer avec une ordonnance en 1155 qui impose la « Paix du roi » sur tout le domaine royal, et une autre en 1180, qui décide que les fleurs de lys seront le l’emblème de la royauté. Enfin, il fait « associer au trône » son fils Philippe de son vivant, par la technique du sacre anticipé le 1er novembre 1179 à Reims (NB : le sacre était d’abord prévu le 15 août, mais le jeune prince s’était égaré dans la grande forêt de Compiègne  quelques jours avant la cérémonie et avait failli mourir de fatigue et de faim avant d’être retrouvé. Pour une version romancée de cette histoire véridique, cf. Michel Pagel, Le roi d’août, Flammarion, 2002). Il reste que l’établissement normand en Angleterre devait fatalement entraîner un conflit anglo-capétien à long terme, entre le roi de France et son ancien vassal, dont Philippe-Auguste sera l’initiateur. Mais, comme le dit l’adage historique : « désormais, plus de capétien qui n’aura sa guerre anglaise ». 

— Philippe (II) Auguste et l’agrandissement du domaine royal

Le règne de Philippe-Augustede 1180 à 1223, est extrêmement bénéfique à la monarchie. Tout d’abord parce que l’accroissement du domaine royal est considérable : la Normandie, l’Anjou, le Maine et le Poitou sont « récupérés » au détriment de l’Angleterre, , c’est-à-dire toutes les terres des héritiers de son ancien vassal, à l’exception de l’Aquitaine. D’un certaine manière, Philippe rééquilibre le rapport de force entre les deux monarchies rivales
Les relations avec l’Angleterre s’étaient apaisées lorsque le jeune roi de France avait accompagné le jeune roi d’Angleterre, Richard Cœur de Lion et l’empereur germanique, Frédéric Barberousse, à la troisième croisade en 1190, sachant que Philippe avait appuyé la révolte de Jean et de Richard, les fils d’Henri et d’Aliénor contre leur père en 1189
La brouille reprend dès le retour de la croisade et surtout, après la mort de Richard en 1199, avec la montée sur le trône de son frère Jean Sans Terre, au détriment d’Arthur de Bretagne, le jeune candidat que défendait Philippe. En 1204, la France reprend la Normandie et le fils de Philippe, le futur Louis VIII, s’apprête à envahir l’Angleterre, où le roi Jean vient d’être excommunié par le Pape. 
En 1214, le roi d’Angleterre réhabilité, réunit une coalition contre la France, dont fait partie la Flandre, en la personne du comte Ferrand et à laquelle vient s’ajouter l’Empire en la personne de l’empereur Othon. Mais les armées de Philippe-Auguste remportent une victoire éclatante à Bouvines, le 27 juillet 1214
Pour la plupart des historiens médiévistes, cette victoire est significative, car elle marque la fin d’un certain Moyen-Âge : celui dominé par la féodalité. Le roi de France fait la démonstration qu’il est devenu « le prince le plus puissant de l’Europe occidentale », capable de faire front, non seulement à l’Angleterre, mais aussi à l’Empire germanique, ainsi qu’à ses vassaux récalcitrants. Sur le strict plan territorial, le domaine royal a quadruplé.
Enfin, les progrès de Philippe-Auguste ne sont pas moins importants sur les plans administratifs et fiscaux : on assiste d’abord à la création d’un nouvel ordre de fonctionnaires, relais efficaces de l’autorité royale et rouages bientôt incontournables de l’administration locale : les baillis et sénéchaux(cf. section 2, § 2) ; le commerce se développe et, avec lui, les finances royales, grâce aux taxes, se consolident. La preuve définitive de ce « renforcement » de la royauté tient au fait que les rois de France successifs n’éprouveront plus le besoin de procéder au sacre anticipé de leur fils pour lui le trône (cf. chapitre suivant, section 1). 

— L’éclipse de Louis VIII

Le fils de Philippe-Auguste ne règne que trois ans de 1223 à 1226. Après avoir aidé son père contre l’Angleterre, soutenant la révolte des barons contre Jean Sans Terre, il monte sur le trône à trente-six ans, avec son épouse Blanche de Castille, nièce du roi d’Angleterre, dont il aura douze enfants. Mais, il ne survivra pas à la « Croisade contre les Albigeois » qui l’entraîne dans le Midi en 1225 pour réprimer l’hérésie cathare (inspirée d’une interprétation stricte du manichéisme et prônant un ascétisme rigoureux). Il obtient la soumission d’Avignon et d’Arles, mais meurt de dysenterie en 1226

— Le règne lumineux de Saint-Louis (IX) et le dépassement de la féodalité

Le règne de Saint-Louis IX (1226 – 1270) est très long et bienfaisant, même s’il commence par la période quelque peu troublée de la régence de sa mère, Blanche de Castille. En effet, lorsqu’il devient roi Louis IX n’a que douze ans et la sauvegarde des acquis capétiens est assurée par la reine qui « joint à une vive intelligence, un merveilleux sens pratique ». C’est notamment elle qui va résoudre le problème méridional avec le Traité de Meaux de 1229 qui marque le ralliement du comte de Toulouse, Raymond VIII, à la monarchie capétienne et la fin de l’hérésie cathare. 
Le règne « personnel », effectif, de Saint-Louis commence en 1235. Mystique et idéaliste, il se guide uniquement d’après sa conscience et « le sentiment du devoir royal tempère d’un pragmatisme tout capétien ce que la dévotion trop exclusive aurait de dangereux pour l’efficacité de l’action ». La sainteté du roi se communique à la royauté et en renforce l’image. On peut désormais parler sans hésitation du « royaume de France ». L’identité française se dessine peu à peu derrière les vieilles solidarités féodales (le mot « français » prend son sens actuel) et la monarchie française commence à « rayonner » en Europe. Le maître-mot de ce roi lumineux c’est la paix par le droit. Ainsi le différend avec l’Angleterre est apaisé par le Traité de Paris de 1259 : le roi d’Angleterre, Henri III, se reconnaît vassal du roi de France, en tant que Duc d’Aquitaine et renonce à ses prétentions sur toutes les autres terres françaises (ce qui montre toutefois, contrario, que malgré tous les progrès, le capétien est encore un roi féodal qui résonne et agit selon une logique féodale en pleine décadence, mais dont il ne peut pas s’affranchir complètement). 
Enfin, malgré l’échec de la septième croisade, Saint-Louis réussit le prodige d’accroître le prestige de la France en Orient. Fait prisonnier en Egypte, en 1250, ses vertus et sa droiture impressionnent tant les Arabes qui l’appellent le « sultan juste » et lui demandent un arbitrage. 
Sur le plan de la politique intérieure, le droit n’est pas moins important : les « Institutions » de Saint-Louis visent à améliorer l’administration et la justice. Il crée des enquêteurs royaux chargés de contrôler les baillis et les sénéchaux. Il crée le Parlement, qui n’est au départ qu’une commission judiciaire émanant de la Cour du roi. On assiste à l’apparition du premier recueil d’arrêts qui, à cause de son incipit, prend le nom de « Olim ». Il supprime le duel judiciaire, condamne les guerres privées et ouvre la justice du roi aux plus démunis, d’où l’image populaire du roi Saint-Louis qui « rend la justice sous son chêne » de la forêt de Vincennes. 
Saint-Louis meurt à Tunis, lors de la huitième croisade, en 1270. 
Le règne de Saint-Louis parvient à résoudre les antinomies entre le régime féodal et la reconstruction monarchique et constitue, dans toute l’histoire de France, « un moment unique d’équilibre et d’harmonie ». Le socle de la royauté française, le lien direct entre le roi et son Peuple, en est revivifié. Trois mots peuvent résumer le règne de Louis IX : Paix, Justice, Charité. Et la Papauté lui rendra hommage en 1297 en le canonisant, alors même qu’elle est à la veille de d’une opposition violente avec le roi de France de l’époque, Philippe VI le Bel (cf. chapitre IV, section 1)
Voyons, à présent, après cet historique des rois et des événements, de quelle manière, dans le droit et dans le concepts, la suzeraineté effective du capétien a cédé la place à la souveraineté, d’abord virtuelle, puis concrète d’un véritable « roi de France ». 

§ 2 – La notion de « ministerium regis » ou la reconnaissance des fonctions royales.

 

Les moyens de la monarchie capétienne pour affirmer sa souveraineté sont l’extension du domaine et l’affirmation directe de l’autorité royale. En ce qui concerne l’extension du domaine, les rois ont utilisé le droit privé et féodal, par le mariage, la dévolution successorale et la commise du fief (exercée par Philippe Auguste contre Jean-sans-terre, ce qui lui permet de récupérer la Normandie, l'Anjou et le Poitou). Mais très rapidement, les capétiens veulent faire reconnaître, au-delà de leur puissance territoriale, le caractère spécifique de leur autorité. D’où la mise en avant de l’idée de fonction royale qui avait été déjà redécouverte par les carolingiens, sous l’influence de l’Eglise. 

— le roi de France n’est pas un seigneur comme les autres

Pour affirmer, une bonne fois pour toutes, que le roi de France n’est pas un seigneur comme les autres, les capétiens mettent en avant la notion romaine de « ministerium », c’est-à-dire le thème d’une fonction royale qui implique des devoirs et des charges particulières, et le « ministérium regis » est évoqué dans tous les actes royaux officiels et renforcé par la notion de « res publica ». Á l’inverse des seigneurs, le roi a ainsi la « garde générale du royaume » et doit assurer le « commun profit » de tous ses sujets, non pas de ses seuls vassaux. Dès le début cette fonction royale se trouve en opposition avec les coutumes qui consacrent l'autorité féodale des seigneurs. Toutefois, elle bénéficie d’un vecteur de propagation imparable : le serment du sacre. 

— l’origine de la fonction royale dans le serment du sacre

Le premier roi sacré de l'histoire de France fut le Pippinide Pépin le Bref en 751. Puis, le Robertien Hugues Capet est à son tour sacré en 987, ouvrant l’ère capétienne. Voyons comment se déroule cette cérémonie du sacre
Au cours d'un office religieux, le roi commence par recevoir l'onction qui fait de lui l'élu du Seigneur. Le prélat lui remet alors des symboles : l'anneau, gage de l'alliance avec son peuple, l'épée, afin de combattre pour la paix et contre les ennemis de la foi, la couronne, qui rehausse la majesté royale, et le sceptre, symbole de son pouvoir et de sa puissance. La cérémonie du sacre se rapproche de celle du baptême : l'onction sur la tête et l'usage du saint-chrême (étym. du grec « onguent », mélange d'huile et de baume, on parle aussi de la « sainte-ampoule »). Cette cérémonie confère au roi une aura mystérieuse, un pouvoir charismatique qui le place au dessus des hommes de son temps. Elle purifie sa personne et lui confère une dimension sacrée
Le sacre fait du roi le représentant terrestre de Dieu. Le Prince est séparé des autres hommes, il renonce au monde et « embrasse la religion royale ». Sous les premiers capétiens, tant que les règles de dévolution à la Couronne (cf. chapitre suivant, section 1) ne sont pas fixées, c’est le sacre qui fait le roi. D'où l'importance du sacre anticipé du fils aîné pour le légitimer. 
D’un point de vue symbolique, par la magie du sacre, les capétiens héritent aussi des facultés thaumaturgiques de Marcoul, un abbé du Cotentin qui vécut au 6ème siècle. Á partir de Philippe Ier, le Capétien a le pouvoir de guérir les maladies, notamment les écrouelles, forme d’adénite tuberculeuse qui se traduit par une inflammation des ganglions du cou. 

— les éléments de la fonction royale : juger, protéger et gouverner le peuple

Sur le plan politique, la cérémonie du sacre définit le « ministerium regis » et les qualités royalesnécessaires à son accomplissement : Le prince doit ainsi juger, protéger et gouverner son peuple avec amour et dans le respect divin. L’action du monarque se pense donc moins en termes de pouvoir législatif, qu’en termes de Justice.
Depuis les temps carolingiens, assurer la justice est le principal attribut du ministère royal. Le Roi est avant tout un « roi-juge », un « roi-justicier ». Cette fonction, intimement liée à la mission de paix dont est investi le souverain, fait de lui un « grand debteur de justice », dette qu’il contracte envers ses sujets dès le sacre. Au cours de la cérémonie, lui est remise « la main de justice », un sceptre court orné d’une main d’ivoire avec trois doigts ouverts en position de bénir, bien distinct du grand sceptre, symbole de sa puissance politique. Dans toutes les cérémonies officielles, le roi la tient dans sa main gauche, celle par laquelle Dieu fait régner la justice, et devient alors la « fontaine de justice » (image de Saint-Louis rendant la Justice sous son chêne...). Aux 12ème et 13ème siècles, la justice est le seul point sur lequel l’autorité royale est véritablement souveraine. Les légistes royaux affirmeront sans cesse que « toute Justice émane du roi ». 
Le roi a également des devoirs d’ordre moral : il s'engage solemnellement à protéger les Eglises et tous leurs biens (cachée derrière la dimension morale, s’avance celle politique). Le peuple s'adresse aussi au roi pour faire respecter les chartes de franchises octroyées par les seigneurs aux villes (re)naissantes et se présente en protecteur de libertés urbaines.  

— aboutissement: le recul de l’ordre féodal

Á la fin du 13ème siècle, le roi a dégagé son autorité de l'ordre féodal : il a seul la charge du bien commun, ce qui lui confère un caractère spécifique et l'exercice d'une juridiction supérieure à toutes les autres, seigneuriales. Le pouvoir royal absorbe l'ordre féodal, le gomme et devient une réalité d'ordre public. Á partir de ce moment les légistes royaux, qui se développent surtout avec les règnes de Philippe III et Philippe IV le Bel affirment, en s’apppuyant sur la redécouverte du droit romain, que le roi est souverain, en ce sens qu'il ne saurait dépendre d'aucune puissance temporelle. 


La souveraineté royale jusqu’au 16ème siècle


Au moment où se meurt la féodalité, et plus largement le Moyen-Âge, le contexte politique en Europe et plus particulièrement en France, est celui de l'affermissement du pouvoir monarchique. Cela se traduit par un élargissement progressif du domaine de compétence du droit royal. Cet élargissement du droit royal se traduit lui-même par un contrôle des coutumes doublé d'une renaissance du droit romain. Le droit romain a acquis une grande autorité dans le royaume de France, car il a été l'instrument privilégié d'élaboration de la souveraineté monarchique. Entre le 14ème et le 16ème siècles, les légistes de l’entourage royal font figure de ministres et façonnent, en s’appuyant sur le droit public romain, la notion de « souveraineté ». L’Etat monarchique naît et se dresse, « autoritaire et indépendant », s’appuyant sur un réalisme politique et, de plus en plus, un monopole juridique. 

§  1 – Le déploiement de la souveraineté du 14ème au 16ème siècles.

La souveraineté s'affirme pendant les 14ème et 15ème siècles : le roi acquiert un monopole sur toutes les questions militairesjudiciaires et fiscales. Au début du 16ème siècle, le légiste Guillaume de Plaisians formule, à partir de la notion romaine d’« imperium », le pouvoir de commandement des consuls romains, un adage célèbre : « Le roi de France est empereur en son royaume », signifiant que le roi de France ne se soumet à aucune puissance temporelle concurrente. Il jouit d’une double indépendance : politique et juridique.

— politique à l'égard de l'Empereur : depuis la fin du Moyen-Age, l'empire est germanique : l'empereur est toujours choisi dans la maison des Habsbourg et l'autorité impériale se limite aux territoires proprement germaniques. L'Empire conserve toutefois une préeminence honorifique.

— juridique à l'égard du Pape : avec la victoire du gallicanisme (cf. chapitre VI) consacrant le contrôle de l'Eglise de France par le roi et la Réforme protestante, l'universalisme chrétien qui caractérisait le Moyen-Age a disparu : le Pape conserve l'autorité spirituelle et une simple préeminence d'honneur. Si les souverains chrétiens font acte d'obédience au Pape à Rome, ils contestent toute possibilité pour le souverain pontife d'intervenir dans les affaires nationales qui ne relèvent pas directement du spirituel.

— Les droits du roi, en vertu de sa souveraineté, aux 14ème et 15ème siècles

Les droits du roi sont nombreux, inaliénables et imprescriptibles. Ils sont énumérés dans un acte officiel du roi Charles V dressé en 1372, repris dans « Le Songe du Verger », qui atteste de la maturité de la notion de souveraineté au 14ème siècle. Les principales prérogatives de puissance publique, réservées au roi sont : 

1 - La juridiction en dernier ressort c'est la prérogative fondamentale du roi, empereur en son royaume. La « jurisdictio » (« dire le droit ») résume à elle seule l'autorité souveraine. Pour imposer sa justice souveraine, le roi va alourdir sa mainmise sur les juridictions non-royales : quant aux juridictions seigneuriales, il les vide de leur force, soit en réduisant leur compétence par la prévention (juger avant elles, si le litige vient à sa connaissance avant), soit en se réservant la compétence exclusive d'une série de « cas royaux », soit, grâce aux progrès de la procédure, par la voie de l'appel, rendant ces autres justices subalternes de la justice royale ; quant aux juridictions écclesiastiques, leur mise au pas passe par la réévalution stricte de leur domaine de compétence, strictement spirituel (cf. ordonnance de Villers-Cotteret, chap. III, section 2). 

2 - La prérogative légistative : la souveraineté royale est encore définie par la prérogative de puissance publique qui permet au roi de « faire ordonnances qui vaillent loy ». Concernant les ordonnances royales, la sphère de compétence du roi est pleine est exclusive : il peut faire les lois, les modifier, les aggraver...etc. La loi est envisagée comme un attribut essentiel de pouvoir souverain. La législation royale se cantonne à l’origine à des domaines strictement définis : organisation judiciaire, finances publiques, gestion administrative, puis s’élargit (cf. chap. III, section 2).

3 - Le roi, le régulateur de la paix publique : si le roi est souverain, cette souveraineté trouve en partie sa source dans le rôle essentiel dévolu au roi : assurer le salut et la défense du pays. Afin de défendre la chose publique vis-à-vis de l'extérieur, reviennent au roi le privilège exclusif du droit de guerre (et droit de faire traités et alliances). La priorité de défense du royaume permet au roi de passer au-dessus de tout privilège.

— Le déploiement de la souveraineté au XVIème siècle

La royauté devient romaine et absolutiste : avec l’influence croissante du Code Justinien et des juristes de l'Ecole romaniste de Toulouse qui attribuent un pouvoir totalitaire à la Lex regiaFrançois Ier (1515 – 1547) est le premier roi de France à être qualifié de « Majesté », pour montrer son égalité en termes de souveraineté avec la « majestas » impériale et sa corrélative indépendance par rapport à l'Eglise. 
Appréhendée à partir de la notion d’ « imperium », la souveraineté reçoit sa définition la plus achevée dans l'oeuvre du juriste Jean Bodin (1529 – 1596), intitulée « Les six livres de la république ». Bodin écrit que pour assurer son unité et sa conservation, tout corps politique requiert un pouvoir suprême. La souveraineté se doit donc d’être « une puissance absolue et perpétuelle ». Puissance absolue car le pouvoir souverain représente l'intégralité de l'Etat et qu’il ne peut donc être ni partagé, ni divisé. Puissance perpétuelle car elle est l'attribut fondamental de l'Etat : si elle cessait, l'Etat n'existerait plus. Elle se transmet, mais ne peut jamais être concédée.
La souveraineté est donc unique et indivisible, quelle que soit la forme du gouvernement : en France, monarchie pure, elle gît dans le prince qui ne tient de personne. Le Bret résumera plus tard la souveraineté en ces termes : « le roi est seul souverain dans son royaume et la souveraineté n'est pas plus divisible que le point en géométrie... ». 

§ 2 – L’organisation du gouvernement central de la monarchie.

Entre le 13ème et le 16ème siècles, la royauté capétienne ne se contente pas de revendiquer sa souveraineté et la direction du Royaume. Pour se donner les moyens de ses ambitions, elle développe des rouages administratifs. Avec l’augmentation et la complexité croissante des problèmes de gouvernement, on assiste à la spécialisation fonctionnelle des institutions royales. Dès lors, on se trouve à mi-chemin entre l’organisation domestique des premiers rois francs et la centralisation administrative de la monarchie absolue. Tous les engrenages de l’administration apparaissent, aussi bien à l’échelle locale qu’au cœur même de l’Etat. 

— le déclin des grands officiers de la Couronne

Á l’origine, leur fonction est domestique. Le plus important d’entre eux est, le Chancelier, qui a remplacé la vieille charge de sénéchal qui était chargé de couper la viande du roi, et qui était entouré du bouteiller et du chambrier, dont les offices, au 13ème siècle sont le plus souvent vacants. De nature domestique, leur rôle était de temps en temps, politique. 
Le chancelier va avoir la charge de la conservation des archives et la garde du sceau royal, qui sert à officialiser les actes de la monarchie. Il devient, au 13ème siècle, un simple « garde des sceaux ». Quant au bouteiller et au chambrier, ils disparaissent, remplacés par des officiers ordinaires. Enfin, dernier grand officier, le connétable, qui à l’origine avait la charge des écuries royales, prend le commandement de l’armée, avec l’adide des maréchaux, qui du soin apporté aux chevaux, devient les officiers militiaires

— l’essor des officiers ordinaires

On assiste au développement des offices ordinaires, ce qui est un signe très important quant à la professionnalisation de l’entourage royal. On voit déjà se profiler le statut de fonctionnaire royal. Ces offices ordinaires se développent surtout sous Philippe-Auguste et Saint-Louis, notamment avec les maréchaux que nous avons déjà évoqués et les chambellans dont la contribution est essentiellement d’ordre administratif. Au sein de la chancellerie elle-même, on voit se mutiplier les clercs, les chapelains et les scribes en tous genres qui sont chargés de rédiger les actes de l’administration et les textes législatifs royaux. Ils sont également chargés de recevoir les plaintes et les requêtes que les sujets souhaitent adresser au roi. Bref, les fonctions « subalternes » finissent par effacer le prestige des grandes fonctions, ce qui montre bien que désormais il ne s’agit plus de servir le roi, mais de « servir l’Etat monarchique », c’est-à-dire, non plus une fonction personnel et domestique, mais publique. C’est à partir de cette évolution que l’Hôtel du Roi, trop marqué par son origine domestique commence à perdre de l’importance au profit de la généralisation des offices qui tendent à se patrimonialiser (cf. Troisième partie, chap. I).

— l’apparition de la « Curia Regis », la Cour du roi

Dès la fin du 12ème siècle, on assiste à la naissance d’une Cour du Roi, qui apparaît dans les actes royaux comme une institution à part entière. Féodale à son origine, elle finit par se transformer et cette évolution de la « Curia regis », entre le 13ème et le 16ème siècle, atteste du glissement de la dynamique féodale à la logique étatique. L’évolution la plus importante de cette Cour concerne d’abord sa composition, puis ses attributions

Deux éléments interviennent dans sa composition, d’abord, dont l’importance varie entre le 13ème  et le 16ème siècles :

— un élément aristocratique : il s’agit ici des grands  seigneurs placés juste au-dessous du roi dans la hiérarchie féodale, ceux qu’on appelle les « pairs de France ». Accomplissant leur devoir féodal de « grands vassaux », ils sont là pour donner leur « conseil » au roi, c’est-à-dire, leur avis quant à sa politique. Une ordonnance de Philippe III le Hardi (1270 – 1285) qui date de 1275 donne la liste originelle des douze pairs, à raison de six laïques et six ecclésiastiques (avec, dans chaque groupe, trois ducs et trois comtes). Si les pairies ecclésiastiques ne seront jamais modifiées, le roi, en revanche, crée nombre de pairies laïques supplémentaires au profit des seigneurs dont il veut obtenir la fidélité (tant que sa souveraineté n’est pas totalement affirmée). Il y en aura 38 en tout, mais, bien avant la fin de l’Ancien Régime, la « pairie » n’est plus qu’un titre honorifique, les pairs ayant été « éclipsés » par les légistes. 

— un élément professionnel : les légistes royaux viennent, inexorablement, éclipser un personnel aristocratique qui s’avère incapable de gérer des tâches administratives de plus en plus complexes. Depuis le début du 13ème siècle, le travail gouvernemental est assuré par des légistes formés au droit romain et n’étant liés au roi par aucun serment de fidélité. C’est la fin de la logique féodale et le début de la professionnalisation du gouvernement, un prélude à la renaissance de l’Etat. Les légistes royaux vont, dès lors, élaborer le droit royal et transformer la Cour féodale en véritable conseil de gouvernement qui siège de façon permanente aux côtés du roi. 

Les attributions de la Cour du Roi, dès le début, ont été doubles : d’une part, les premiers capétiens réunissaient leur Cour « in consilio » pour prendre son avis sur les questions de gouvernement ou d'administration, et d’autre part, ils la convoquaient « in parlamento » pour lui soumettre en exclusivité tous les litiges à juger
Si la Cour « in consilio » va progressivement se transformer en un véritable « Conseil du Roi » (cf. Troisième partie, chapitre I, section 1), l’attribution dite « in parlamento » va, petit à petit, donner naissance aux Parlements. Après que Saint-Louis a établi la « Curia in Parlamento », c’est Philippe III le Hardi qui crée le Parlement de Paris, inaugurant, dans le même temps, la distinction fondamentale entre justice royale retenue et justice déléguée. Par la suite, au fur et à mesure de l’extension du domaine royal et du renforcement de la souveraineté seront crées les parlements de province. Le premier est celui de Toulouse, suivi de ceux de Grenoble, Bordeaux et Dijon au 15èmesiècle, puis de ceux d’Aix, Rouen et Rennes au 16ème siècle, et ceux de Pau, Metz, Besançon, Douai et Nancy par la suite (cf. Troisième partie, Chapitre I, section 2).

Enfin, pour conclure ce paragraphe, il faut dire que les services publics et les grandes fonctions royales se déploient. Au-delà de la Justice et de l’Armée, on assiste à la création, au début du 14èmesiècle, de la Chambre des comptes qui s’occupe de la fiscalité royale, de la perception des impôts et de l’assiette du trésor (cf. Troisième partie, Chapitre I, section 2). 

§ 3 – Le développement de l’administration locale.

On distingue les prévôts d’une part, et les baillis et sénéchaux d’autre part. Les premiers, plus anciens, sont les agents du roi dans les villes, les seconds, qui viennent les contrôler, prennent rapidement le statut de véritables agents locaux de la monarchie capétienne. 

— les prévôts ou le contrôle royal sur les villes

Les prévôts apparaissent dès le début du phénomène de renouveau urbain, puisqu’ils procèdent directement de l’accélération que lui confère l’aval du roi et les nombreuses chartes de franchise qu’il concède aux cites qui renaissent. L’institution des prévôts, empruntée aux seigneuries ecclésiastiques, apparaît à la fin du 11ème siècle. Au 12ème siècle, l’ensemble du domaine royal est divisé en « prévôtés » et le roi capétien choisit ses agents parmi les roturiers, espérant être mieux obéi, sans l’interférence de la logique féodale, de laquelle justement les villes veulent s’affranchir. Le nombre de prévôtés s’accroît avec l’extension du domain et atteint 45 sous le règne de Philippe-Auguste, puis 83sous celui de Philippe IV le Bel.
Mais rapidement, les rois capétiens constatent qu’ils ont de plus en plus de mal à contrôler l’activité des prévôts, particulièrement dans l’exercice de leurs fonctions militaire (le prévôt lève lui-même le contingent roturier et le conduit à la guerre à la demande de l’ost royal) financière (le prévôt est chargé de la perception des impôts royaux) et surtout judiciaire (le prévôt rend la justice au nom du roi, en premier ressort). D’où la création d’un véritable agen local de la monarchie. 

— les baillis et sénéchaux ou les agents locaux de la monarchie

Les baillis et sénéchaux sont des agents de l'administration locale qui ont été établis au-dessus des prévôts, pour renforcer les cadres d'une administration devenue de plus en plus complexe. Bien que d'origines différentes, les baillis et les sénéchaux sont recrutés de façon identique et remplissent exactement les mêmes fonctions.
Les chevauchés de l’ancien sénéchal royal se sont vite révélées insuffisantes pour contrôler efficacement l’activité des prévôts dans les villes de franchise, toujours plus nombreuses. C’est pourquoi des délégués de la Curia font des inspections concurrentes. Lorsque, en 1191, ce grand officier qu'est le sénéchal disparait, la surveillance des prévôts incombe entièrement à ces délégués qui prennent le nom de Baillis (du vieux français : "baillir", signifiant administrer). 
Avec Philippe-Auguste, les tournées d'inspection des baillis se fixent et des circonscriptions de contrôle apparaissent. Au début du règne de Saint-Louis, les baillis sont établis à demeure dans leur bailliage : d'inspecteurs du pouvoir central, il sont devenus des agents locaux (mais leur lien avec la Curia survit jusqu'au début du 14ème siècle).

Les Sénéchaux ont une origine différente. Dans les grandes seigneuries de l'Ouest et du Midi, influencées par les Plantagenets, l'administration avait été centralisée et au-dessus des agents locaux inférieurs (ceux qui correspondaient aux prévôts), on trouvait déjà des sénéchaux, que le roi de France a conservé lorsqu'il a réuni ces seigneuries au domaine royal. 

Le roi nomme et révoque librement les baillis et sénéchaux. Il reçoivent de lui, un traitement fixe. Et, à la différence des prévôts, ils sont recrutés parmi les nobles, ce qui marque le début de la patrimonialisation des offices de l’administration monarchique (cf. Troisième partie). 

Les fonctions des baillis et sénéchaux sont plurielles : Représentant directement l'autorité royale souveraine dans sa circonscription, bailli ou sénéchal, assume l'administration générale, faisant publier et exécuter les ordonnances du roi, et y ajoutant ses propres règlements. Il surveille les prévôts. 

Outre ses attributions générales, il en est de plus techniques :
1 - militaires : il lève le contingent du bailliage, y compris les nobles, et le conduit à l’armée royale.
2 - financières : il centralise les recettes des prévôtés de son bailliage et lève certains revenus; il rend compte chaque année à la Chambre des Comptes du roi.
3 - judiciaires : il connait des affaires des nobles en première instance et juge en appel des sentences formées par les prévôts et les juges seigneuriaux de son bailliage. Ses propres décisons sont frappées d'appel devant la Curia.

— Conclusion du Chapitre

Voilà pour tout ce qui concerne le déploiement de la souveraineté royale, aussi bien dans sa théorie et dans sa mise en pratique, du 13ème au 16ème siècle. Mais, il faut préciser que, même s’il est reconnu comme souverain, même s’il est réputé « solutus légibus », c’est-à-dire « au-dessus des lois et de la Justice », le roi ne dispose pas d’une pouvoir despotique. 

Le souverain n'est pas un tyran

Le roi est tenu de respecter certaines normes supérieures. Sa puissance va de pair avec la nécessité d'un « droict gouvernement ». Les chaines qui lient le monarque sont de nature diverse :
- morale : conscience chrétienne du roi le soumet aux lois divines 
- constitutionnelle : obligation de respecter les « Lois Fondamentales »
- coutumière : respecter les coutumes territoriales régissant le droit privé

Intéressons-nous de plus près, à ces « lois fondamentales » qui retracent les contours de l’idée d’Etat et de l’idée de Constitution.


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