mercredi 12 février 2020

L'histoire des seigneurs féodaux dont l'emprise territoriale fut freinée par l'Eglise et l'expansion des villes... (deuxième partie)



Chapitre 3 : La société féodale.


La première chose qu’il faut savoir en abordant la société féodale dans son ensemble, c’est qu’elle ne se réduit pas au seul lien féodo-vassalique, qui ne concerne qu’une petite partie de la population féodale, ceux que l’on appelle les seigneurs. Jusqu’ici, en présentant la féodalisation du royaume et la mise en place du lien féodo-vassalique, nous n’avons abordé la société féodale que sous l’angle politique. Or, si l’on s’intéresse aux autres acteurs sociaux, ceux qui ne jouent pas un rôle politique et/ou militaire, on découvre qu’existent d’autres catégories qui jouent un rôle économique très important dans la vie quotidienne des grands domaines et des seigneuries. 
L’un des plus grands historiens du Moyen-Âge, Marc Bloch (1886 – 1940) considérait, dans son ouvrage majeur, « La société féodale », que la principale distinction qu’il fallait opérer dans la société féodale était celle qui consistait à séparer les nobles de ceux qui ne l’étaient pas, les non-nobles. Car les nobles n’avaient qu’une fonction politique et les non-nobles remplissaient, eux, toutes les fonctions économiques. De ce point de vue, on mesure à quel point nous avions, jusqu’ici, une vision « tronquée » de la société féodale. 
Qui sont dès lors, les non-nobles ? Essentiellement, répond Marc Bloch, ces non-nobles sont divisés en deux catégories : les non-nobles libres et ceux qui ne le sont pas, les non-nobles non-libres. On les appelle respectivement les roturiers et les serfs. Au-delà de leurs différences majeures, découlant de leur liberté ou de leur absence de liberté, les roturiers et les serfs remplissent une même fonction économique dans la société féodale. Ils « travaillent » la terre. Soit celle-ci leur a été concédée par le seigneur en l’échange d’un cens, soit elle ne leur appartient pas du tout et ils sont de simples ouvriers agricoles. Il  y a donc un parallèle évident entre le statut des personnes, le statut des terres, et les fonctions qui concourent à la société féodale. 
Il manque un dernier élément pour que ce tableau social soit complet. Après ceux qui combattent et ceux qui travaillent, il y a également ceux qui prient, c’est-à-dire l’ensemble des membres du clergé. Mais les « ecclésiastiques » ont un statut si particulier, qu’on ne l’étudie, en général, qu’en abordant le thème de la place de l’Eglise dans la féodalité, prise sous sa triple dimension politique, juridique et économique. C’est pourquoi, cette section, à l’exclusion de ceux qui combattent, déjà étudiés, et de ceux qui prient, que nous étudierons après, se concentrera sur le statut social et juridique de ceux qui travaillent, qu’ils soient libres ou non.

— origines et définition des roturiers

Les roturiers, installés sur le territoire de la seigneurie, forment une masse populaire d'origine disparate. Il s’agit soit d’anciens petits propriétaires qui étaient titulaires d'alleux (terres indépendantes, en pleine propriété) et qui ont cédé leur terre à un seigneur, en échange de sa protection, soit d’anciens serfs qui ont été affranchis par leur seigneur, mais qui demeurent sur ses terres, par besoin de sécurité et exploitent un lopin de terre pour subvenir à leurs besoins vitaux, soit, enfin, la grande masse confuse des « petits » qui vivent sur le domaine seigneurial et qui n’ont pas les moyens de devenir des vassaux. On les appelle communément les « vilains », terme qui n’a rien à voir avec l’idée d’une quelconque méchanceté, mais qui fait simplement écho aux « villae » des romains (les grands domaines). Les roturiers, qu’ils disposent d’une terre à cultiver ou non, sont aussi désignés aussi comme « les levants et couchants » qui vivent sur le territoire de la seigneurie. 

— une liberté de principe

Les roturiers sont libres par principe, mais, en raison de leur présence sur le territoire de la seigneurie, ils dépendent directement et personnellement du pouvoir du maître des lieux. Il s'agit d'une dépendance personnelle, liée notamment à la compétence territoriale du seigneur-justicier, qui se double de celle du seigneur-foncier, si ces roturiers sont installés sur une terre concédée. Mais voyons, en détails, quelle est l’étendue et quelles sont les limites de cette dépendance.

— les éléments de la dépendance des roturiers


1 – Les roturiers sont soumis à la justice seigneuriale
Ce qui signifie qu’ils ne disposent pas du privilège des nobles chevaliers d'être jugés par leurs pairs réunis dans la cour féodale, et ils ne disposent d'aucune d’immunité. Ils dépendent donc de la cour seigneuriale, et sont jugés et condamnés unilatéralement par le seigneur ou par ses représentants.
2 – Les roturiers sont soumis à l’imposition seigneuriale
Ils dépendent du pouvoir fiscal du seigneur, qui peut prélever une part de leurs récoltes, en plus et indépendamment de la redevance qu'il perçoit sur les roturiers censitaires. Ils sont soumis notamment à la taille, qui est l’impôt direct roturier typique, dont les nobles sont exemptés. On distingue deux tailles, celle seigneuriale et celle royale, qui peuvent se cumuler. 
3 – Les roturiers doivent le service militaire, à pied.
Ils représentent l'infanterie de la seigneurie, par opposition à la chevalerie des vassaux du seigneur. Ils combattent chaque fois que le seigneur tutélaire leur ordonne de le faire. Mais l’Eglise, en se renforçant, tendra à réduire cette participation des roturiers aux guerres privées. 

— les deux libertés fondamentales des roturiers


Á l’inverse des serfs, que nous allons voir juste après, les roturiers ne sont soumis à aucune incapacité juridique, ni patrimoniale ni matrimoniale, ce qui signifie qu’ils peuvent se marier librement et posséder des biens meubles et immeubles en propre, les vendre ou les transmettre à leurs héritiers. Ils sont des sujets de droit à part entière. 

— le cas particulier des bourgeois

En conclusion, concernant les roturiers, on peut évoquer le cas particulier des « bourgeois », ces roturiers qui arrivent à une situation meilleure en s’étant installés, non sur une terre cultivable, mais à l’intérieur d’un lieu fortifié, qu’on appelle un bourg qui, peu à peu, avec la renaissance du commerce au cours du 12ème siècle va devenir une ville. Les habitants des villes sont des roturiers qui échappent peu à peu aux obligations seigneuriales. Mais nous verrons cela en détail, lorsque nous aborderons le phénomène du renouveau urbain dans la dernière section (5) de ce chapitre consacré aux Temps Féodaux. Voyons, dès à présent, le statut des terres concédées aux roturiers : les censives

— la terre concédée aux roturiers : la censive

On appelle censive la concession perpétuelle d'un immeuble (en général, il s’agit d’une terre), faite à un tenancier, à charge d'une redevance fixe et annuelle appelée le cens.

— les points communs et les différences avec le fief

Tout comme le fief, la censive a une origine contractuelle : elle procède d’un accord entre le seigneur et le roturier, au sujet de la concession de la terre par le premier et de son exploitation par le second. On parle de « bail à cens » (qui comporte des obligations réciproques, comme pour le fief, voir ci-après.) On considère que le contrat de censive a une triple origine quant à sa forme : d'une part la précaire de l'époque franque (proche du contrat de louage), d'autre part, d'anciennes tenures serviles conservées après affranchissement du serf et, enfin, d'anciens alleux repris sous forme de tenures roturières. Partant, la censive, puisqu’elle appartient partiellement au roturier, peut acquérir une dimension héréditaire et, dans une certaine mesure, être transmise au fils de celui qui en a commencé l’exploitation. On dit que la censive a un caractère patrimonial.

La principale différence avec le fief, c'est que la censive a une dimension purement économique : elle n'est pas grevée de services politiques (Conseil) ou d’obligations militaires (Ost). Le roturier censitaire ne doit que des prestations économiques, en argent ou en nature. Il faut également rappeler un point important : l’absence de lien personnel fondé sur la notion de fidélité entre le seigneur et le roturier censitaire. Le roturier est dans la « dépendance » personnelle du seigneur, mais il n'y a pas d'hommage, ni de serment de fidélité. Toutes les obligations réciproques sont d'ordre strictement réel Toutefois, on considère que le cens a un caractère recognitif, c’est-à-dire, que son paiement régulier par le tenancier implique l'acceptation du statut social et des obligations qui en découlent. 

— origine et définition des serfs

Les serfs représentent le niveau le plus bas de l'échelle sociale féodaleLe serf n'est pas un homme libre et il est étroitement soumis à l'autorité et à la puissance du seigneur propiétaire du domaine ou de la terre où il est établi. Il s'agit d'une dépendance dans sa personne et dans ses biensLes sources du servage déterminent une double servitude, personnelle et réelle. 

— la servitude personnelle

La naissance est la source principale du servageLe principe juridique étant que le servage est héréditaireSi le père et la mère sont tous deux serfs, l'enfant est serf lui-même sans contestation possible. 
En cas de mariage mixte, une difficulté se présente. Selon une décrétale du pape Urbain III prise en 1187, l'enfant devrait être libre, mais la coutume laïque est beaucoup plus sévère : on applique dans certaines coutumes conservatrices la vieille règle franque selon laquelle « le pire emporte le bon », c’est-à-dire que si l'un des deux parents est serf, l'enfant le sera aussi
Les serfs de naissance, c'est à dire par hérédité, sont appelés indifféremment « serfs d'ourine(d'origine) » ou « serfs de corps ». On les nomme ainsi parce que leur servitude est attachée à leur personne elle-mêmeIls ne peuvent se soustraire à cette servitude en changeant de lieu. La principale caractéristique de cette servitude de « corps », est le droit de poursuite que peut exercer le seigneur à leur encontre, où qu’ils se trouvent. 

— la servitude réelle

Le fait d'exploiter et de vivre sur une tenure servile est aussi une source du servageSelon certaines coutumes, le fait de s'établir sur une terre servile pendant un an et un jour, fait tomber la personne en servage. Il s'agit alors d'une servitude réelle, liée à celle qui caractérise le serf exploitant une tenure servile (voir le régime juridique de la tenure servile, ci-après). 
On appelle cette deuxième catégorie de serfs, les « serf d'héritage ». Les serfs d'héritage, sont serfs en raison de la condition juridique de la terre qu'ils cultivent et sur laquelle ils vivent. Cela signifie que les serfs d'héritage ne sont pas serfs en raison de leur personne propre : s'ils en viennent à quitter la terre ou la tenure qu'ils exploitent, il redeviennent libres.

— les charges et les incapacités serviles





— le régime juridique de la tenure servile

Á l'origine, elle ressemble beaucoup à la tenure roturière. Comme celle-ci, elle revêt une dimension purement économique : c'est un procédé d'exploitation du sol et elle comporte des redevances en argent et en nature. Mais, il y a de grandes différences entre ces deux tenures, dont la source est à rechercher dans la servitude du serf, par opposition à la liberté (théorique) de l'exploitant roturier.

— volonté unilatérale du seigneur

Premièrement, la tenure servile ne dérive pas d'un contrat. Elle est concédée par la volonté unilatérale du seigneur, à un dépendant non-libre.  
Le concédant tout-puissant peut exiger et modifier  à son gré, redevances et corvées. Il ne s’agit pas ici d’obligations réciproques. Le seigneur concédant peut unilatéralement imposer des travaux au serf. On dit, sur ce point que le serf est « taillable et corvéable à merci ». Cette liberté du concédant quant au régime de la tenure servile, sera limitée par le respect des coutumes qui peu à peu s'établissent dans les différentes régions, définissant un cadre général du servage et limitant les abus d'autorité. Mais cette évolution se fait assez tard et l’ère féodale reste très dure pour ceux qui ne sont ni nobles ni libres. 

— la tenure servile n’est ni héréditaire ni aliénable

La tenure servile n'est pas héréditaire. Le principe est qu'à la mort du serf, la tenure servile revient directement entre les mains du seigneur concédant, en vertu des droits d'échute ou de mainmorte (de même que tous les biens du de cujus). En fait, le seigneur permettait presque toujours aux héritiers du serf de « racheter » la mainmorte, en fixant lui-même et unilatéralement le prix de ce rachat.
La tenure servile n'est pas aliénableL'aliénation entre vifs, elle demeura toujours soumise à l'autorisation préalable du seigneur, qui en déterminait arbitrairement les conditions.

— la fin de l’état de servitude

Il existait deux procédés pour mettre fin à l’état de servitude. Le premier, le plus courant, est l’affranchissement qui est l’acquisition de la liberté grâce à la décision unilatérale du seigneur qui met fin à la servitude personnelle de son dépendant. Le second, beaucoup moins fréquent, est le pendant en « négatif » du séjour dans un lieu servile. En effet, le séjour dans un lieu franc, pour une période donnée, en général un an et un jour, permet au serf de se libérer de sa dépendance, à condition que sa servitude ait été d’origine réelle, c’est-à-dire, liée à la terre sur laquelle il se trouvait auparavant. Notons, en dernière limite, qu’il pouvait parfaitement y avoir cumul des deux servitudes, ce qui rendait plus complexe le processus d’affranchissement. 

Chapitre 4 : La place de l'Église


— la place de l’Eglise et des gens d’Eglise dans la féodalité

La période féodale est marquée tout d'abord par une crise dans l'EgliseEn effet, selon l'idéal carolingien, les pouvoirs, temporel et spirituel, devaient être étroitement unis pour instaurer le règne de Dieu sur la terre. 
Mais l'équilibre fut rapidement rompu : sous Charlemagne, en faveur du Roi, avec l'usurpation des biens du clergé par les grands du royaume, pour nécessités de guerre ; sous ses successeurs, mais cette fois-ci au bénéfice de l'Eglise, qui profite de l'affaiblissement de la dynastie carolingienne, pour se libérer de sa tutelle et accroître ses compétences. 
Cependant le déclin du pouvoir royal est suivi de près par l'effacement du pouvoir pontifical. Aux premiers temps de la dynastie capétienne, le pouvoir central s’est évanoui, dans l’Eglise comme dans l’Etat. L'Eglise de France, qui n'est plus dirigée par Rome, subit fortement l'influence de la féodalité qui vient modifier en profondeur son organisation. L'Eglise se féodalise

— la menace de féodalisation de l’Eglise

On assiste, comme cela a été le cas pour les terres laïques, à un morcellement des biens de l’Eglise en bénéfices et à une fragmentation de l’autorité ecclésiastique en offices. Ce qui fait parfaitement écho aux fiefs et à la vassalité des seigneurs temporels. 
Ce morcellement entraine la formation d'un lien étroit entre la hiérarchie et le patrimoine ecclesiastiques : le bénéfice (en général un bien immobilier, une terre), englobe et réunit inséparablement l'office, c’est-à-dire la fonction ecclesiastique que remplit le clerc qui se voit attribuer ledit bénéfice et la terre qui doit permettre d'assurer la subsistance du clerc qui a la charge de l’office.  Cette terre est concédée à titre de ressource. 
Á partir de là, la féodalisation est inévitable : toutes les fonctions de l'Eglise apparaissent bientôt « inféodées » à une terre (par l'intermédiaire du bénéfice) et les laïques interviennent dans le recrutement hiérarchique (dans l’office), sans se soucier des fonctions spirituelles.
Les conséquences sont très graves pour l’Eglise
Tout au bas de la hiérarchie, les Eglises privées se developpent : les laïques s’approprient les biens ecclésiastiques comprenant la terre, les églises et tous les profits pécuniaires qu'elles représentent, notamment la dîme, impôt ecclésiastique par excellence.
Plus haut dans la hiérarchie, les évêques et abbés deviennent eux-mêmes des seigneurs temporels et s'inscrivent dans la hiérarchie féodo-vassalique : on voit apparaître de véritables « seigneuries ecclesiastiques » pour lesquelles la dépendance est la meilleure forme de protection
Certains évêques tiennent leur cité épiscopale du roi. Ainsi, tous les hauts dignitaires ecclesiastiques deviennent vassaux d'un grand seigneur laïque. Les nouveaux prélats sont, en fait, des féodaux laïques qui « entrent dans les ordres » attirés par la dimension économique du bénéfice. Cette « investiture laïque » compromet gravement l’identité de l’Eglise et cette situation imposait une réforme qui sera réalisée par le pape Grégoire VII

 la réforme grégorienne : préalables et origines 

Cette réforme fondamentale, qui a duré près d'un siècle, a eu pour principal artisan le pape Grégoire VII (1073 – 1085) qui réussit à redresser les moeurs et à ressourcer le pouvoir spirituel. Mais elle a été préparée par le mouvement clunisien (cf. paragraphe suivant). 

— la condamnation de l’investiture laïque

En l'espèce, la cause profonde de la corruption des moeurs est l'emprise des laïcs qui faussent le recrutement hiérarchique
C'est la fameuse « Querelle des Investitures », qui sera menée surtout contre l'empereur, par Grégoire VII et ses successeurs. 
Dès 1059, le Concile de Rome affirme que les évêques et les abbés doivent être élus par leurs pairs, et non désignés par un seigneur laïc, fut-il leur propre seigneur supérieur. 
En 1095, le Concile de Clermont prohibe, pour tout clerc, la prestation de l'hommage à un seigneur.
Enfin, la pauté lutte contre la propriété des églises par des laïcs et parvient à lui substituer un simple droit de patronage, à partir du 12ème siècle. 
La papauté finit par triompher avec le Concordat de Worms en 1122. Ainsi l'Eglise s'est progressivement dégagée de la féodalité.

— la recentralisation administrative de l’Eglise

En réaction à la féodalité, l'organisation de l'Eglise a évolué vers une forme monarchique très marquée : le pape, « souverain pontife », se réserve toutes les décisions importantes et nomme lui-même tous les hauts-dignitaires remplissant des fonctions-clefs. Il concentre entre ses mains tous les pouvoirs. Il envoie en mission des légats pontificaux, à qui il délègue une partie de son autorité et qui sont chargés de veiller à la bonne application de ses décretales. Cette centralisation administrative se pérennisera et permettra à l’Eglise de se sortir quasiment indemne de la féodalité et de devenir le contre-pouvoir de la monarchie reconstruite, comme le montrera le gallicanisme (cf. Deuxième partie, Chapitre IV).

— clergé régulier et clergé séculier

En 910Saint Guillaume d'Aquitaine fonde l'abbaye de Cluny qui réussit à se rattacher la plupart des monastères de l'ancienne Gaule. C'est l'apparition du premier grand ordre monastique, qui se caractérise par un lien étroit entre tous ses établissements, dépendant d'une juridiction commune et unique. C’est l’apparition d’un nouveau clergé qui se « soustrait » au siècle et à ses périls, dont la féodalité. La papauté va encourager ce mouvement de centralisation monastique, qui soustrait, partiellement au moins, l'Eglise à la féodalité. Fort de cette expérience réussie concernant le clergé régulier, le pape Grégoire VII entreprend la réforme du clergé séculier. Il est donc possible de présenter, de façon simultanée, l’organisation des deux clergés qui composeront désormais l’Eglise : celui qui vit « dans le siècle » et celui qui vit « hors du siècle » tout en sachant que les deux bénéficient de la réforme grégorienne. 

â L’Eglise, dans sa mission « civilisatrice » s’efforce de réduire le coût en vies humaines de ces guerres entre seigneurs. Elle crée deux institutions voués à limiter le fracas des armes : la « paix de Dieu » et la « trève de Dieu ». 
La première maintient en dehors des guerres privées, non seulement les gens d’Eglise et leurs biens, mais aussi les femmes, les pèlerins, les marchands, les laboureurs et leurs biens, les « miserabiles », tous ceux qui ne paraissent pas aptes au combat armé.
La seconde impose l’abstention de tout acte belliqueux pendant ce qui est défini comme « les temps religieux », comme l’Avent, le Carême et la semaine de Pâques et, tardivement, chaque semaine, du mercredi soir au lundi matin, ce qui préserve les dépendants de bon nombre d’exactions.
Ces deux institutions sont confirmées par le Pape Urbain II à la réunion du Concile de Clermontde  1095, puis par le roi Louis VII pour les dix années à venir, en 1155.
La sanction commune de ces deux institutions, pour tout seigneur qui ne les respecterait pas, est l’excommunication, la mise au ban de la communauté des chrétiens, très dissuasive dans une société médiévale où l’Eglise est la source de la légitimité des seigneurs vis-à-vis des populations locales. 

— quelques mots sur le droit canonique

L'origine des règles ecclésiastiques, du « droit canonique » est diverse : si vous rappelez votre cours de premier semestre, vous vous souviendrez que les sources principales en sont les livres saintsles écrits des Pères de l'Egliseles canons conciliairesles décrétales (ou bulles) pontificales, les textes séculiers de droit romain, etc. Mais, à partir du 11ème siècle, avec le raffermissement de l'autorité pontificale, les décrétales se multiplient et on assiste à la codification du droit canon, solution idéale au problème de la transmission des regles. On voit naître le « Corpus Juris Canonici ».Ce qui nous intéresse ici, toutefois, n’est pas tant le droit lui-même que la manière dont il est appliqué et la nature et le champ de compétence des institutions ecclesiastiques qui le sanctionnent. La première chose qu’il faut savoir c’est que les établissements ecclesiastiques ont la capacité, durant le Moyen-Âge d’exercer une justice dite « temporelle » concurrente à celle des autorités laïques (justices seigneuriales) et soumise aux mêmes regles de procédure, mais que l’Eglise dispose aussi d’une juridiction exclusive, une justice dite « spirituelle » qui lui est propre.

— la notion de tribunal ecclésiastique : for interne et for externe

La juridiction spirituelle de l’Eglise se fonde sur l’argument juridique qu’on appelle le « privilège du for », le terme « for » devant être ici compris comme désignant le « tribunal ». 
Ce privilège du for englobe le « for interne » qui est la juridiction qui a pour objet exclusif le pêché et conduit le chrétien devant un prêtre pour recevoir le sacrement de pénitence et le « for externe » qui est la juridiction qui sanctionne les manifestations extérieures du pêché. 
Cette distinction est fondamentale car elle permet à la juridiction ecclésiastique d’intervenir dans tous les litiges qui mêlent des questions d’ordre à la fois spirituel et temporel, les dernières étant considérées comme les conséquences concrètes, matérielles, des premières. C’est ainsi que l’Eglise réussit, pendant toute la période féodale, à « récupérer » des litiges incertains, littéralement à les « soustraire » aux juridictions seigneuriales, pour le plus grand profit des justiciables qui y gagnent un procès plus sûr et plus équitable. 
Cette juridiction « concurrente » de l’Eglise par rapport à la juridiction des seigneurs laïcs (y compris la juridiction royale qui n’est, à l’époque, que celle d’un seigneur parmi d’autres), s’est rapidement développée pour des raisons évidentes : 

1 - Au Moyen-Age, seule l'Eglise jouit d'une autorité stable, tandis que le pouvoir politique est morcelé entre les seigneurs.

2 - Le droit canonique constitue un ensemble précis et sécurisant, face au droit coutumier, encore fluide et incertain et à l’arbitraire seigneurial.

       3 - Le droit pénal de l'Eglise est essentiellement « correctionnel », c’est-à-dire qu’il ne comporte aucune peine capitale (sauf dans le cas très particulier des tribunaux de l'Inquisition, voir ci-après).

       4 - Les officialités ecclésiastiques ont une organisation plus satisfaisante que les tribunaux seigneuriaux, à la présidence desquels, le seigneur siège et est, de ce fait, à la fois juge et partie. 
       
5 - la procédure des officialités est plus rationnelle que celle suivie devant les cours laïques, quand encore il y a une « vraie » procédure.

â Résultat : les juridictions ecclesiastiques ont la faveur des justiciables.

— les instruments juridiques de l’extension de la compétence des cours d’Eglise

Sous le contrôle de l’évêque qui est le juge ordinaire dans son diocèse (seuls les monastères échappent à sa juridiction), les cours d'Eglises utilisent deux critères juridiques de répartition des litiges pour déterminer leur compétence exclusive et concurrente avec les juridictions séculières. Ces critères juridiques sont : 

— la qualité même des parties : c’est ce qu’on appelle la compétence « ratione personae », c'est-à-dire en fonction du statut social des personnes qui sont impliquées dans le procès.

— l'objet même du procès : c’est ce qu’on appelle la compétence « ratione matériae », c’est-à-dire, en fonction de la question juridique qui divise les deux parties au procès. 





— la question de la procédure ecclésiastique et le cas particulier de l’Inquisition

Les regles de procédure devant les cours d’Eglise sont différentes selon que l'on se trouve en matière civile ou en matière pénale.

— la procédure civile

Empruntée au droit romain du Bas-Empire, elle est généralement appelée « procédure romano-canonique ». L'official qui est saisi de l’affaire, souvent par un libelle du demandeur, cite les parties à comparaitre et administre leurs preuves : aveu, serments (surtout par écrit) et témoignage. L'appel est toujours possible en matière civile. 

 la procédure pénale

La procédure criminelle des cours d’Eglise a subi une importante évolution qui a permis de distinguer deux procédures diverses : celle accusatoire et celle inquisitoire. 




— le cas de la Sainte Inquisition : une procédure exceptionnelle
                                                                  
La procédure inquisitoire fut rendue encore plus rigoureuse pour tous les jugements des cas d'hérésie et de sorcellerie devant les tribunaux de la Sainte Inquisition
L'Inquisition trouve son origine dans la repression par l'Eglise de l'hérésie cathare (catharisme) : un tribunal spécial qui applique des regles en core plus défavorables à l'accusé :
le nom même des témoins n'est pas communiqué à l'accusé
le ministère d'avocat est supprimé
la torture intervient comme mode de preuve. C’est la « Question ».
la peine capitale apparaît. Le plus souvent, c’est la mort par le feu, qui est appliquée au clerc hérétique ou au laïc jugés « relaps », c’est-à-dire, qui a déjà été condamné une fois et est retombé dans l'hérésie.
Il faut noter que pour infliger la peine capitale, l'Eglise livre les condamnés à la justice séculière, car le juge ecclésiastique ne peut pas exécuter des peines de sang, selon l’adage « Ecclesia abhorret a sanguine ». L'emprisonnement à vie est toujours possible, mais dans des conditions inhumaines. Toutefois, à la  différence de l'Espagne, l'Inquisition disparut assez rapidement en France : la hiérarchie séculière lui était hostile et elle ne constitue, au final, qu’un cas très exceptionnel dans l’histoire de la justice ecclésiastique qui a sauvé bien plus de justiciables des griffes arbitraires de la justice seigneuriale qu’elle n’en a précipité dans les flammes de l’Inquisition.

Chapitre 5 : Le renouveau des villes. 



En France, la ville a connu une longue éclipse : l'organisation municipale romaine disparait à l'époque franque, en  raison de l'insécurité croissante dûe à la multiplication des invasions et à la faiblesse du pouvoir central durant tout le Haut Moyen-Age. Les anciennes villes se sont dépeuplées et l'activité commerçante qui constituait le ciment de la communauté urbaine, a disparu. Il est clair que le régime seigneurial, fondé essentiellement sur la possession et l'exploitation de la terre (qui est le centre de la puissance économique et du pouvoir politique) est essentiellement rural

— le renouveau économique

Mais, la situation sociale se modifie à partir de la fin du 11ème siècle : en se « juridicisant », l'ordre féodal crée un système social fiable, une sécurité plus grande, qui est favorable à la reprise du commerce. Cette reprise permet donc la renaissance des villes. Mais ce n'est que dans la seconde partie de la période féodale, à partir du 12ème siècle, que le renouveau économique fait revivre la ville

— l’évolution du commerce

De périodique et ambulant, dans le cadre des foires, le commerce tend à devenir constant et se fixe dans les centres urbains, rayonnant sur des régions de plus en plus vastes. Les marchés réguliers attirent les ruraux vers la ville, qui, peu à peu, se repeuple. 
Ce repeuplement est si important que les anciennes limites fortifiées des villes primitives, ne suffisent plus à contenir la population urbaine qui, progressivement s'installe dans de nouveaux quartiers qui s'épanouissent autour du centre historique : les « forisburgi » ou faubourgs.

— l’attitude des seigneurs

Cette renaissance économique et démographique des villes ne pouvait qu'attirer l'attention des seigneurs laïcs et ecclésiastiques, et même du roi en son domaine. 
Devenant un enjeu politique, la ville se voit rapidement grevée de taxes sur la vente, la circulation et la consommation des marchandises (biens meubles). Des fortunes mobilières naissent. 
Le bon côté de la chose est l'engouement des féodaux pour le phénomène d'urbanisation : ils créent de nouvelles villes et pour encourager leur peuplement, ils accordent des concessions de terre et de nombreux privilèges ou franchises à ceux qui s'y fixent. Ces franchises sont fondées sur des intérêts politiques, mais ont des retombées économiques très importantes, intervenant dans le processus de dé-féodalisation de la société française.

— la naissance de l’esprit urbain

L'esprit de collectivité se forme autour d'un projet commun, d'une grande oeuvre, comme par exemple l'ordre, la sécurité de la ville, la création d'institutions pieuses ou charitables (bâtir un hôpital, construire un pont, des nouvelles fortifications). 
C'est l'émergence d'une conscience urbaine. Au détriment des campagnes, largement sous contrôle féodal, les villes voient naitre des institutions qui traduisent l'apparition d'intérêts qui leur sont propres dont l'exigence toujours plus grande d'une certaine liberté et autonomie.

— la formation des corporations

Pour s'entraider les nouveaux citadins se groupent par professions. C'est le naissance des corps de métiers (qui sont le socle historique des grandes corporations de l'Ancien Régime). Ces corps de métier, d'industrie et de commerce s'appelent des hanses ou des guildes (Hanse parisienne des marchands d'eau ; Guilde des marchands de Saint-Omer).
Quelques métiers restent « libres », mais la plupart deviennnent des métiers « jurés », ce qui signifie que pour les exercer, il faut avoir prété serment devant le Corps concerné, être « affilié ». Chaque Corps de métier est doté de statuts qui règlementent l'accés et l'exercice de la profession dans le cadre urbain concerné, qui fixent les conditions de travail, la qualité et le prix des produits. La Corporation se double généralement d'une Confrérie, qui réunit tous les membres du Corps de métier dans un but spirituel et charitable.

Toutes ces corporations sont souvent sous la surveillance du seigneur local qui, par l'intermédiaire de ses représentants (prévôts) contrôle leur activité. Souvent, le seigneur accorde aux corporations des privilèges qui dépassent le cadre municipal, démontrant par là que leur importance économique et leur rôle politique sont bien assimilés par les féodaux. 

— la mentalité bourgeoise

La gestion collective des intérêts communs, la création des corps de métier, le développement du commerce, la maitrise d'une industrie balbutiante mais de plus en plus complexe, font que les roturiers citadins adoptent un genre de vie spécifique et forment désormais une classe à part, disposant de richesses mobilières nées d'échanges commerciaux : les bourgeois.
La mentalité bourgeoise revendicatrice, va atteindre rapidement les domaines administratif et politique : les villes florissantes ne s'accomodent bientôt plus de l'emprise seigneuriale. Elles ne supportent plus les charges féodales qui entravent leur activité économique et font obstacle à l'exercice des droits seigneuriaux fondamentaux. Les bourgeois entendent s'émanciper de l’autorité seigneuriale, ce qui ne va pas sans heurts. 

— le choix des seigneurs

L'émancipation urbaine est par essence la contestation des droits féodaux. Il y a une tension entre la puissance économique et l’opposition politique que représente la ville germée sur le territoire d’un grand domaine et les féodaux l’ont bien compris. 
Plusieurs cas sont à envisager. 
Tantôt la concession spontanée, suscitée par la certitude que la concession de privilège aura des retombées économiques intéressantes pour le seigneur féodal.
Tantôt, il s'agit d'un long marchandage et la concession de privilèges par le seigneur ne se fait que moyennant finances.
Enfin, c'est parfois, comme dans le Nord, un mouvement violent, littéralement une « révolution » qui arrache au seigneur les franchises de la villes. Mais l’hostilité déclarée du seigneur au processus d'autonomisation de la ville, se manifeste surtout parmi les seigneurs écclesiastiques. L'Eglise elle-même condamne les coalitions de bourgeois.

 la politique du Roi

âÁ partir de Philippe-Auguste, une politique sera adoptée : désormais, le roi accordera volontiers une liberté modérée aux villes de son domaine, en ne laissant pas toutefois de commune s'établir à Paris ou Orléans. 
Dans le reste du royaume, il encourage fortement le mouvement d'émancipation urbain, surtout les villes qui demandent leur rattachement au domaine de la Couronne, pour s'affranchir de la domination seigneuriale : de cette manière, le roi devient l'allié des villes contre les seigneurs, car le mouvement urbain lui permet de raffermir encore son autorité renaissante et de se rapprocher du peuple, ce qui favorise (et prépare) le le glissement de la suzeraineté à la souveraineté. Voyons à présent, plus en détails, quelle est la typologie des villes au Moyen-Âge. 

— Typologie des villes au Moyen-Âge

On peut classer les concessions de libertés faites aux villes en deux grands groupes, malgré leur grande diversité : d’un côté, les villes franches, qui sont dotées de privilèges par octroi d'une charte de franchise, mais qui demeurent soumises à leur seigneur et de l’autre, les villes autonomes qui parviennent à se soustraire à l'autorité seigneuriale et se gouvernent de manière totalement indépendante.

C’est dans le Nord, principalement, que l'émancipation urbaine se concrétise par l'octroi à la ville d'une « Charte de Libertés », par le roi ou le seigneur concerné. 
Les chartes urbaines sont très diverses, comme nous allons le voir dans la typologie qui va suivre, mais toutes précisent les privilèges des bourgeois, ces roturiers privilégiés. L'accès à la bourgeoisie est réglementé par la charte : tout nouveau venu en ville doit faire « aveu de bourgeoisie » devant les magistrats municipaux ou l'officier seigneurial.
La charte consacre une diminution conséquente des droits seigneuriaux, une atténuation des droits fiscaux, la disparition du servage (comme l'adage le prévoit : « l'air de la ville rend libre »), et réalise un abrègement de fief. La charte doit être approuvée par les dignitaires écclesiastiques de la région. Enfin, la charte doit être renouvellée et confirmée par chaque nouveau seigneur de la région concernée, les bourgeois s'efforçant toujours, à cette occasion, d'obtenir une augmentation de leurs privilèges. 

Le système des villes franches est le plus répandu, car il a la préférence de seigneurs. Il est pratiqué dans le domaine royal, dans le Centrel'Ouest et le Sud-Ouest.

— le cas particulier des villes « chef de sens »

Certaines de ces chartes ont acquis une importance particulière et, le plus souvent pour des raisons de fait, ont été érigées en modèles. Il y a à cela deux raisons principales :
- soit leurs dispositions étant favorables, les habitants des villes voisines ont cherché à obtenir le même statut.
-soit le seigneur qui l’a octroyée en a tiré un grand profit économique, et les seigneurs voisins s'empressent d'octroyer le même type de charte.
Ainsi, la Charte de Lorris-en-Gâtinais, accordée par Louis VII en 1155, a été reprise par une centaine de villes ou bourgs du centre de la France. Ces emprunts créent des liens durables entre les villes disposant de chartes identiques, et la ville qui a servi de modèle est désignée sous le nom évocateur de « ville chef de sens », ses « filiales » la consultant en cas de problème au sujet de l'interprétation de leur charte.

On distingue généralement deux types de villes autonomes qui correspondent à des aires géographiques différentes. Il y a les communes jurées, d’une part, et les villes de consulat, d’autre part. 


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